9. Les syndicats libres comme contre-pouvoir

Multinationales et entreprises big data : une stratégie mondiale

L’époque où les entreprises prenaient des décisions à l’échelle nationale est révolue. Les grandes entreprises comme Amazon, Meta, Uber, Lufthansa, Maersk, Keolis, DSV, DFDS, Swissport, Aviapartner, Ryanair, PSA, DP World et Hutchinson sont actives dans le monde entier et ont souvent une grande influence politique.

Il ne faut surtout pas sous-estimer leur influence politique. Facebook et X (l’ancien Twitter), par exemple, s’invitent dans le débat politique en décidant quels types de messages sont autorisés ou non sur leurs plateformes. Ils décident si Donald Trump peut ou non poursuivre sa propagande politique virulente sur Facebook et X. Ils définissent les algorithmes – souvent opaques – qui déterminent quel contenu politique apparaît sur vos réseaux sociaux. Ils pèsent de toute évidence sur l’agenda politique.

De même, voyez comment Uber a réussi à balayer la réglementation relative aux taxis dans différents pays ou à forcer sa révision à sa convenance. La Belgique ne fait pas exception : différents décrets régissant le secteur des taxis ont carrément été modifiés pour permettre à Uber de faire son entrée sur le marché.

C’est pourquoi il ne faut pas sous-estimer l’importance du syndicalisme international. Si les entreprises ont une stratégie mondiale, nous devons faire de même.

Bien entendu, les syndicats doivent être organisés à l’échelle des entreprises, des secteurs et du pays pour défendre les droits des travailleurs de manière optimale. C’est là que se situe leur base de pouvoir. Mais si nous ne sommes pas en mesure de concevoir des approches communes et des stratégies partagées, si nous n’échangeons pas nos expériences, si nous ne diffusons pas les informations et si nous ne collaborons pas au niveau international, nous sommes condamnés à être les perdants de l’histoire.

Comme le dit le gourou de la bourse Warren Buffett « Bien sûr qu’il y a une lutte des classes, et c’est nous qui sommes en train de la remporter. » Notre réponse devrait être la suivante : « Non, nous ripostons ! » Les médailles se distribuent après avoir franchi la ligne d’arrivée et c’est l’or que nous voulons !

La CSI peut mieux faire

La Confédération Syndicale Internationale (CSI) doit devenir une organisation internationale prête à relever les défis mondiaux auxquels les syndicats sont confrontés. L’organisation et sa direction doivent être dynamiques, flexibles, pertinentes, visionnaires et fédératrices. De plus, les dirigeants doivent être irréprochables. Les conséquences néfastes de la corruption potentielle dans le dossier du Qatar doivent servir de leçon, bien que les accusations n’aient pas encore été démontrées. Quoi qu’il en soit, nous devons organiser le fonctionnement interne à tous les niveaux de manière transparente et libre de toute influence.

Les syndicats n’ont jamais rien obtenu en le demandant gentiment. Au contraire, ce que nous avons obtenu, nous nous sommes battus pour l’obtenir. C’est pourquoi, à côté du lobbying, nous devons renforcer l’accent sur les campagnes et déployer une stratégie sensiblement repensée. Négocier quand c’est possible, mener des actions quand c’est nécessaire.

Une approche stratégique implique de définir des objectifs concrets et d’établir une feuille de route claire pour les atteindre. Dans ce cadre, nous devons nous concentrer sur les entreprises multinationales et le faire ensemble, par-delà les frontières.

‘Les syndicats n’ont jamais rien obtenu en le demandant gentiment.’

Renforcement de la tripartite

La CSI doit être la voix des travailleurs dans les institutions internationales telles que l’Organisation Internationale du Travail (OIT). Mais elle doit également représenter les travailleurs au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), du Groupe des Vingt (G20), etc. Le travail auprès des Nations Unies ne doit pas non plus être négligé. Je pense aux travaux de la Commission sociale et de la Commission des droits de l’homme.

La pertinence du travail accompli pour les affiliés doit être le principal souci d’une organisation internationale. Si la participation à des tripartites ne mène à rien, c’est une perte de temps. Nous devons négocier des accords, conclure des compromis et présenter ces résultats à nos membres. Nous ne pouvons pas nous permettre de rester sur la touche et de dire non.

Pourtant, il est absolument nécessaire de continuer d’investir dans l’OIT.

En 2019, cette organisation tripartite a fêté ses 100 ans. Il s’agit du seul organe de concertation tripartite au sein des Nations Unies : les gouvernements, syndicats et organisations patronales y sont représentés.

Elle vise à assurer la justice sociale et la protection des travailleurs partout dans le monde. Par les conventions qu’elle adopte, l’OIT établit un code international sur les droits au travail. Elle veille au respect de ces normes internationales du travail dans les 187 États membres.

Ces normes internationales du travail sont souvent sous-estimées. Et oui, elles sont aussi souvent enfreintes. Pourtant, les conventions conclues au sein de l’OIT ont plus que leur utilité. Au fond, l’OIT est un parlement mondial pour les questions du travail. Et sachant ce qui nous attend, nous devons investir davantage dans les négociations qui s’y jouent. Je sais : ce système est trop lent, trop lourd. Mais il a le mérite d’exister. Si nous n’utilisons pas ce forum en tant que syndicat, si nous ne saisissons pas les opportunités que nous offre l’OIT, nous faisons vraiment fausse route.

L’importante convention 190 de l’OIT, conclue récemment, illustre bien l’utilité des négociations tripartites. L’extrême lenteur de cette négociation a fait suer sang et eau, a probablement fait couler des larmes de déception, mais le résultat est là : l’OIT a finalement accouché en 2019 d’une convention permettant de lutter contre la violence et les intimidations sur le lieu de travail. Elle permet aux syndicats du monde entier de rendre plus facilement la législation contraignante dans leur pays. Les syndicats du monde entier peuvent désormais demander à leur gouvernement de ratifier la convention.

Là encore, cela prend du temps. Il a fallu cinq ans à la Belgique pour ratifier cette convention. En juin 2023, la Belgique a été le 30e pays du monde à souscrire à la convention, le sixième au sein de l’Union européenne. Je sais, c’est beaucoup trop lent. Mais grâce à cette convention, les juristes de mon pays sont maintenant armés pour s’attaquer à la question de la violence sur le lieu de travail.

La concertation tripartite peut également être renforcée en Europe, par exemple par le biais d’un meilleur suivi de ce qui se passe au sein du Comité économique et social européen (CESE). Les organisations patronales et syndicales peuvent y exercer une influence sur la politique européenne. Il s’agit d’un organe consultatif structuré de l’Union européenne. Les avis de ce Comité ne sont pas contraignants, mais ils ont néanmoins une influence indéniable sur le processus décisionnel en Europe.

Donc oui, nous devons consacrer du temps, de l’argent et des ressources à la révision de la concertation tripartite, afin de l’accélérer et de l’améliorer. Nous sommes restés sans réaction face à un trop grand nombre d’atteintes portées au dialogue social et aux négociations tripartites. Il est grand temps de trouver des alliés dans le monde politique et économique afin de donner un nouvel élan aux négociations et conventions collectives, en vue de pouvoir partager les bénéfices du capitalisme. Car en attendant, des milliards de dollars de bénéfices se retrouvent dans le portefeuille des happy few.

Négocier quand c’est possible, se battre quand c’est nécessaire

Sans pouvoir, nous ne saurions espérer obtenir des résultats positifs à la table des négociations. Nos interlocuteurs doivent savoir que le syndicat n’est pas une machine de lobbying. Ils doivent savoir que nous avons le nombre avec nous, que nous avons le pouvoir.

Les discussions seules ne nous mèneront pas à de grandes victoires. Les syndicats n’ont jamais obtenu de résultats en demandant humblement quelque chose. A travers l’histoire, nous avons changé le monde en nous organisant, en nous mobilisant et en menant campagne. L’action est le moteur du progrès social.

La CSI, l’International Transport Workers’ Federation (ITF) et toutes les fédérations syndicales du monde doivent donc se faire entendre davantage et être plus présentes sur la ligne de front de la confrontation mondiale avec la dérégulation et de la libéralisation. Pour y arriver, nous devons croire au pouvoir que nous représentons, nous en servir pour sensibiliser le public et pour influencer les décideurs politiques et mettre la pression sur les gouvernements et le monde politique.

Implication réelle des organisations syndicales dans la CSI

La plus grave erreur que les syndicats nationaux pourraient commettre aujourd’hui serait de se replier au niveau national. C’est hélas exactement ce qu’ils font souvent : ils pensent pouvoir trouver les solutions dans leur propre pays. Une terrible erreur dans le contexte de la mondialisation.
Concurrence déloyale, paradis fiscaux et délocalisations sont quelques-uns des problèmes auxquels nous sommes confrontés à l’échelle mondiale.

Les syndicats doivent prendre leurs responsabilités par rapport à ce qui doit être entrepris au sein de la CSI. Sans l’appui solide des syndicats, la CSI se retrouve tel David contre Goliath. Les syndicats affiliés à la CSI doivent être prêts à s’impliquer, en relayant des campagnes au niveau national et en participant à des réunions de l’OIT.

Nous avons besoin de campagnes mondiales auxquelles tous les syndicats affiliés peuvent contribuer. Je suis moi-même impliqué dans un syndicat national des transports, une confédération nationale et je suis très actif dans la fédération européenne et internationale des ouvriers du transport. Je dois tout de même admettre qu’à l’heure actuelle, je n’ai pas suffisamment connaissance des campagnes de la CSI. J’en suis le premier responsable, mais la CSI devrait toutefois se demander pourquoi les gens ne sont pas au courant. Les collaborateurs de la CSI doivent réfléchir à une manière plus simple de partager leurs connaissances. Je sais pertinemment que peu de syndicalistes sont au fait des campagnes de la CSI. Si nos propres membres ne savent pas ce que nous faisons, comment pouvons-nous espérer que les autres parties prenantes le sachent ? En outre, je suis convaincu qu’une organisation mondiale telle que l’ITF peut jouer un rôle important dans la dynamisation de la CSI. Il s’agit d’une fédération internationale forte, dotée d’une solide assise financière et de structures fortes. La direction de l’ITF doit se servir de ces atouts pour renforcer également la CSI.

Les fédérations mondiales doivent d’ailleurs collaborer davantage. Une fédération seule ne peut pas atteindre ce que des fédérations peuvent réaliser ensemble. De nos jours, c’est parfois comme si la concurrence entre fédérations était plus importante que ce que nous pouvons réaliser concrètement ensemble. De plus, les fédérations internationales doivent être plus impliquées dans le fonctionne- ment de la CSI et avoir leur mot à dire, structurellement, dans l’organisation. Aujourd’hui, seules les confédérations nationales ont un réel pouvoir de décision. Il faut que cela change, en tenant compte de l’avis des fédérations sectorielles internationales.

Alors qu’une entreprise capitaliste est gérée sur la base de l’autorité, un syndicat est une démocratie.

Bien que cette différence fasse partie intégrante de notre identité, elle complique le travail syndical à l’échelle internationale. Nous voulons tous la même chose, mais les traditions, cultures et expériences syndicales sont très différentes d’une région à l’autre.

Nous devons composer avec cette diversité et œuvrer patiemment pour le développement d’une stratégie commune. Une organisation démocratique dans laquelle tous les syndicats ont une voix doit rester la priorité de notre fédération mondiale. La tâche n’a rien d’aisé, mais les syndicats s’en trouveront plus forts face à leurs interlocuteurs politiques et économiques.

Le progrès est impossible sans changement. La nouvelle direction doit donc réfléchir à des propositions originales et innovantes pour insuffler un renouveau syndical. La nouvelle direction doit donner espoir aux travailleurs, les convaincre de s’affilier à l’organisation.

‘Nos objectifs pourront seulement être atteints si les syndicats nationaux se montrent prêts à s’organiser à l’échelle internationale.’

La Confédération européenne des syndicats doit redescendre dans la rue !

Le 13 décembre 2001. Je me retrouve sur le podium au terme d’une manifestation syndicale prenant fin au Heysel à Bruxelles. Aussi loin que mon regard se porte, je vois défiler une foule de manifestants. La manifestation a été organisée à l’initiative de la Confédération européenne des Syndicats. Je fais partie des organisateurs de l’événement au nom de la FGTB. Avec les collègues organisateurs, nous sommes euphoriques.

Des centaines de milliers de manifestants ont défilé de la Place Emile Bockstael jusqu’au Stade Roi Baudouin. 41 syndicats provenant de 20 pays européens étaient mobilisés. Bien que le gros des participants ait répondu à l’appel des syndicats belges, l’événement a rassemblé un petit échantillon du pouvoir syndical européen.

600 autocars de manifestants belges et 350 bus provenant d’autres pays européens ont convergé vers la capitale. De nombreux manifestants sont venus de nos pays limitrophes, en tête desquels se trouvaient d’importantes délégations françaises. Des militants de Pologne, de Croatie, de Slovaquie, de Grèce, du Portugal, d’Italie et d’Autriche ont également répondu présent.

La manifestation avait été organisée dans le cadre de la présidence belge de l’Union européenne. La forte mobilisation a démontré le pouvoir des syndicats. Ensemble, nous avons envoyé un message fort : l’Europe doit être plus qu’un marché, plus qu’un projet économique. C’était un appel clair pour travailler à une Europe sociale.

Avant cette manifestation fin 2001, une manifestation européenne avait été organisée à Gand, le 19 octobre de la même année, sur le thème « For social Europe and solidarity ». Une autre s’était tenue à Liège le 21 septembre, sur le thème « The euro arrives … and employment! ».
Pas moins de trois (!) manifestations européennes en l’espace de quatre mois pour peser sur la présidence belge.

Je ne me souviens plus exactement des voyages que j’ai effectués durant cette période pour participer aux manifestations de la CES avec la FGTB. J’ai dû vérifier sur le site Internet de la CES. Le moins que l’on puisse dire est que la liste est longue. Porto (2000), Nice (2000), Barcelone (2002), Bruxelles (2003), Rome (2003), Bruxelles (2005), Strasbourg (2006), Ljubljana (2006), et ainsi de suite.

A cette époque, la CES était vraiment en mode mobilisation. Une manifestation était organisée presque lors de chaque sommet européen important. Les syndicats nationaux étaient en tête de cortège, suivis par les collègues d’autres pays en fonction de leur force de mobilisation. Lors de chaque rassemblement, le syndicat européen s’est profilé comme une communauté soudée et solidaire, adressant un message fort au monde politique. A mon sens, il est temps de redescendre dans la rue.

Le syndicalisme européen est plus qu’un instrument de lobbying auprès des cénacles européens. Naturellement, le lobbying est inévitable, nous devons défendre nos propositions auprès des institutions européennes. Nos revendications syndicales doivent être étayées par des dossiers bien argumentés.

Ce travail doit néanmoins aller de pair avec une démonstration claire du pouvoir des syndicats. Le patronat parvient peut-être à mobiliser plus de fonds pour ses actions de lobbying, ses ressources financières sont peut-être plus abondantes, mais le nombre joue en notre faveur : they have the money, but we have the numbers. Les syndicats doivent reconquérir leur place, dans la rue également.

Naturellement, manifester ou établir des rapports de force n’a de sens que si nous pouvons également tirer parti de ces rapports de force, en concluant des accords, en imposant le dialogue social et en négociant des compromis honorables avec les employeurs et les instances internationales.

Pas d’avenir sans vision internationale

Nos objectifs pourront seulement être atteints si les syndicats nationaux se montrent prêts à s’organiser à l’échelle internationale.

Le travail syndical international ne doit donc pas se résumer à du lobbying exercé par des technocrates au sein de secrétariats internationaux. Le travail syndical passe par une mise en réseau d’organisations nationales prêtes à mobiliser des moyens et des personnes pour œuvrer à l’échelle internationale.

Si les syndicats du transport veulent rester efficaces, nous ne pouvons pas traiter avec nos entreprises locales sans tenir compte de la situation globale. Les multinationales font appel à des sous-traitants qui confient leurs missions à d’autres sous-traitants, pour le transport ou le stockage par exemple. Elles n’occupent peut-être pas directement les chauffeurs, mais elles sont bel et bien les maîtres d’ouvrage. Ce sont elles qui organisent la rude concurrence, voire une course vers le bas.

Les syndicats doivent s’organiser à l’échelle internationale, créer leurs propres réseaux et interpeller les employeurs économiques.

A cet égard, il est essentiel de développer des syndicats forts en Europe de l’Est. Ce n’est pas seulement une question de solidarité de la part des syndicats d’Europe de l’Ouest, il s’agit aussi de leur propre force et de leur survie.

Le réseau d’inspecteurs constitué par l’ITF dans le secteur maritime est un bel exemple de collaboration internationale qui fonctionne vraiment. Lors d’un de mes voyages au Kenya, l’inspecteur de l’ITF a été appelé en vue de prêter assistance à un certain nombre de matelots tanzaniens. Ils
avaient été arrêtés par la police pour séjour illégal. Nous avons accompagné Betty Makena, une petite syndicaliste africaine pleine de vivacité, et avons été confrontés à ce que nous tenions pour impossible. Les six matelots avaient été enrôlés sur un bateau de pêche taïwanais. Ces bateaux pêchent le long des côtes africaines et délivrent leur chargement sur des navires-usines de taille gigantesque, qui traitent et congèlent immédiatement le poisson. Les six Tanzaniens, après avoir protesté contre le traitement inhumain dont ils faisaient l’objet, avaient été licenciés et priés de quitter le navire. Ils devaient monter à bord d’un bateau plus petit de la même flotte, mais comme il ne pouvait pas s’amarrer au navire, les matelots et leur simple bagage ont tout simplement été jetés par-dessus bord (l’un des pêcheurs ne savait pas nager). Finalement récupérés par le plus petit bateau, ils ont été débarqués au Kenya. Sans permis de séjour, bien entendu.

Ces jeunes ont eu la chance d’être soutenus par l’ITF. Nous sommes montés à bord du bateau, nous avons interpellé le capitaine, nous sommes intervenus auprès de l’armateur par le biais du siège de l’ITF, nous avons menacé d’informer la presse et nous sommes intervenus auprès du gouvernement kényan. Finalement, les matelots ont été remis en liberté. Ils ont perçu le salaire qui leur était dû et reçu un ticket pour retourner en Tanzanie. Leur contrat contenait une clause, je n’invente rien, indiquant qu’il était normal que les matelots africains soient harcelés et maltraités par le reste de l’équipage et qu’ils devaient en avoir conscience en acceptant ce travail. Aucun des six matelots ne savait lire ou écrire et ils avaient griffonné quelque chose en guise de signature au bas du contrat. Entre-temps, j’ai appris que l’esclavage n’avait rien d’exceptionnel dans le domaine de la pêche, surtout en Extrême-Orient.

L’ITF a 125 inspecteurs qui montent à bord des bateaux pour vérifier les conditions de travail et de rémunération des membres de l’équipage. Ils travaillent dans plus de 100 ports et 50 pays. En 2021, ils ont effectué 7.265 contrôles en vue d’aider des milliers de marins à propos de créances salariales et de questions de rapatriement. Et ce malgré les restrictions liées à la pandémie de Covid- 19, qui ont empêché les inspecteurs de monter à bord des navires pendant une grande partie de l’année.

Les inspecteurs ont été formés pour détecter les cas d’exploitation, d’heures de travail supplémentaires et même les signes de travail forcé et d’esclavage moderne. Sur de nombreux navires, les inspecteurs ont le droit d’examiner les fiches de paie et les contrats de travail et de vérifier les temps de travail et de repos enregistrés.

L’année dernière, l’ITF a signalé 85 cas d’abandon à l’Organisation Internationale du Travail (OIT), un nombre historiquement élevé. On parle d’abandon lorsque l’armateur abandonne l’équipage à son sort. Dans bon nombre de ces cas, l’équipage abandonné attendait depuis des semaines ou des mois des salaires impayés – comme les marins à bord du navire MV Lidia victime de la tempête.

Jason Lam, inspecteur de l’ITF à Hong Kong, a aidé huit marins birmans qui travaillaient sur le MV Lidia à récupérer près de 30.000 dollars
de salaire impayé. Avant cela, leur bateau s’était échoué en octobre 2021 à cause d’un typhon qui avait failli les faire sombrer. L’armateur avait refusé de payer les deux mois de salaire qu’il leur devait, les avait abandonnés et avait exclu de les aider à rentrer chez eux. Jason Lam a mené campagne pendant des semaines au nom des marins et ses efforts ont porté leurs fruits. Le 2 novembre 2021, l’équipage est rentré chez lui avec la totalité du salaire dû.

ESTHER LYNCH
°24/02/1963. Irlande.
Secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats (CES). Ancienne secrétaire générale adjointe et secrétaire confédérale du CES.

‘Les syndicats forts sont plus que jamais nécessaires pour rétablir un équilibre entre le pouvoir des conseils d’administration et celui des travailleurs en Europe.

ESTHER LYNCH

Notre message est clair et net : si vous touchez à l’un d’entre nous, vous touchez à tout le monde. L’ensemble du mouvement syndical soutiendra toujours chaque travailleur ou syndicat attaqué parce qu’il a invoqué son droit de grève fondamental.

La décision de faire grève ne se prend pas à la légère. Il s’agit du dernier ressort lorsque toutes les tentatives de dialogue ont échoué.

Lorsque le pouvoir des syndicats faiblit, les inégalités se renforcent. On le constate partout dans le monde.

Les attaques de plus en plus fréquentes contre les droits syndicaux sont donc une source de grande inquiétude pour quiconque veut lutter contre les inégalités.

Ces dix dernières années, l’Europe a dégringolé dans le classement de l’Indice des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale en raison des violations désormais « régulières » des droits syndicaux par les employeurs et les autorités.

En France, Sébastien Menesplier, un dirigeant de la CGT, a été convoqué dans une gendarmerie en représailles aux manifestations du syndicat contre les réformes des retraites.

Ces manifestations ont été rendues nécessaires par la manière totalement antidémocratique dont le gouvernement a imposé ces réformes, sans aucun dialogue social avec les syndicats.

En Belgique, nous avons été témoins de la manière dont les patrons de Delhaize ont fait appel à la police à maintes reprises pour imposer leur modèle de franchise basé sur le profit à tout prix au lieu de respecter la longue tradition de dialogue social en place dans le pays.

Au Royaume-Uni, le gouvernement a répondu à l’appel aux négociations salariales en imposant des restrictions encore plus strictes à des lois anti- grèves qui comptaient déjà parmi les plus draconiennes d’Europe.

Tout ceci à l’heure où l’Europe est confrontée à une situation d’urgence sur le plan de la justice sociale. Les travailleurs subissent une crise historique du coût de la vie provoquée par la cupidité des entreprises. Les représentants politiques ont répondu en frappant de nouveau les travailleurs d’une modération salariale, même si les statistiques démontrent que l’inflation est due aux bénéfices excédentaires.

Les bénéfices supplémentaires issus de la spéculation des prix sont retirés des entreprises et distribués aux actionnaires sous la forme de dividendes records au lieu d’être réinvestis.

Des syndicats forts sont plus que jamais nécessaires pour rétablir un équilibre entre le pouvoir des conseils d’administration et celui des travailleurs en Europe.

C’est pourquoi nous menons des actions dans toute l’Europe pour un accord équitable en faveur des travailleurs. Il faut nous organiser au travail, nous mobiliser dans la rue et mener une campagne politique.

Je suis déterminée à ce que nous n’ayons plus à nous battre avec une main attachée dans le dos. Nous avons déjà obtenu une directive européenne favorisant les négociations collectives et nous allons maintenant totalement inverser la tendance contre la répression syndicale en interdisant l’octroi de fonds publics aux entreprises qui ne respectent pas les droits syndicaux, qui ne réinvestissent pas leurs bénéfices et qui ne paient pas de salaires corrects.

Il est inacceptable qu’une entreprise comme Ryanair, qui refuse dans une large mesure de participer aux négociations collectives et qui licencie ou sanctionne des travailleurs en grève, ait reçu, au cours des dix dernières années, près d’un milliard d’euros de subsides de la part de l’UE.

Les syndicats qui peuvent s’organiser, négocier et faire grève librement constituent le contrepoids dont l’Europe a besoin.

La prochaine étape est de criminaliser la répression syndicale sous toutes ses formes.

STEPHEN COTTON
Grande-Bretagne.
Secrétaire général de la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF) depuis 2014. Ancien secrétaire général faisant fonction et coordinateur maritime de l’ITF.

‘Des travailleurs, dans des syndicats forts, unis à travers les frontières et les secteurs, s’exprimant d’une seule voix.

STEPHEN COTTON

Le transport et l’économie sont des données mondiales. Les travailleurs du transport et leurs syndicats doivent penser et agir de façon globale pour acquérir plus de force et apporter du changement sur leurs lieux de travail.

Le libre échange, le changement climatique et les nouvelles technologies signifient que les travailleurs du monde entier sont tous victimes de la même exploitation. Les multinationales, au sommet des chaînes d’approvisionnement et détenant le capital global, tentent constamment de monter les travail- leurs du monde entier les uns contre les autres. Alors que les entreprises recherchent des moyens moins coûteux pour transporter les personnes et les marchandises, les gouvernements ont supprimé des garanties en matière de travail afin d’encourager et d’accroître la concurrence. Cela a érodé les normes dans l’ensemble de l’industrie du transport
et rend la solidarité, l’action et le pouvoir au niveau mondial plus importants que jamais.

Le changement ne s’opère pas seul. Des salaires décents, une limitation du temps de travail, des congés payés, la sécurité, un salaire égal pour un travail égal : ces changements positifs sur le lieu de travail n’ont été possibles que grâce aux travailleurs qui se sont organisés en syndicats et qui les ont réclamés. Dans une économie mondialisée, des décisions impactant les travailleurs sont prises à un niveau régional et mondial, soit au siège d’une multinationale, soit auprès d’un régulateur intergouvernemental, souvent conçus pour échapper aux syndicats et à toute responsabilité sociétale.

Les employeurs du secteur maritime battent pavillon de complaisance. Les compagnies aériennes basent les contrats de leurs travailleurs dans différents pays pour échapper au droit du travail. Les e-commerces transfèrent leurs profits vers des paradis fiscaux pour éviter de payer des impôts. Les entreprises de transport routier enregistrent leurs sociétés à l’étranger pour ne pas devoir payer le salaire minimum. Il s’agit de problèmes mondiaux ayant un impact sur le travail local et qui ne peuvent pas être résolus par un seul syndicat national. Seul le pouvoir combiné du mouvement syndical démocratique mondial
influencera ces décisions : des travailleurs, dans des syndicats forts, unis à travers les frontières et les secteurs, s’exprimant d’une seule voix.

Il y a suffisamment d’argent dans l’économie mondiale pour payer un salaire décent aux travailleurs. Prenez le transport maritime. En 2022, on estime que l’industrie a généré plus de 200 milliards de dollars de profits. Certains géants du transport maritime ont enregistré des marges bénéficiaires d’exploitation de plus de 50 % ces deux dernières années, ce qui signifie que plus de 50 cents de chaque dollar payé par les clients se sont transformés en profit pour la société.

En tant que syndicats, si nous nous unissons à une échelle internationale, nous pouvons nous opposer à l’industrie. Nous pouvons garder une place pour les employeurs et gouvernements responsables et isoler les mauvais acteurs. Nous pouvons parvenir à un consensus sur le fait que des normes minimales profitent à tous : aux travailleurs, aux employeurs et à la société en général. La pandémie a ouvert les yeux de nombreuses personnes sur le rôle des travailleurs du transport dans l’économie globale. Nous pouvons démontrer que des modèles d’entreprise durables doivent être soutenus par des réglementations fortes, ce qui comprend la mise en œuvre effective des droits fondamentaux des travailleurs, dont la liberté d’association et le droit aux négociations collectives.

Le pouvoir d’influencer les politiques ne vient pas uniquement du lieu de travail, il vient également de la solidarité avec d’autres lieux de travail. Les ouvriers du transport peuvent obtenir un changement en s’associant à d’autres travailleurs, dans l’industrie, le commerce, la construction, l’agriculture, les soins de santé et l’éducation. En réunissant des syndicats nationaux au sein de mêmes frontières et au-delà, et en travaillant avec des syndicats internationaux à travers ces secteurs ainsi qu’avec la CSI, nous pouvons exercer plus de pression sur les multinationales et les gouvernements et obtenir de meilleurs résultats pour nos membres.

La solidarité entre les travailleurs dans le mouvement syndical global est unique. Nous nous soutenons mutuellement en cas de différend, dans les moments difficiles et en temps de crise. Nous partageons les valeurs de la paix, de la justice, du respect et de l’égalité et nous sommes unis dans notre but d’être une contre-force et de construire un monde meilleur.